1. Philosophie et sagesse

Personne ne naît philosophe. On ne naît pas non plus médecin, cuisinier ou dentiste. Chaque profession nécessite d’un certain parcours de formation, au cours duquel nous développons les compétences qui nous permettent d'être qualifiés comme boulangers, enseignants ou avocats.

Moi, par exemple, je suis un philosophe. Mais, je dois confesser qu'il m'a fallu beaucoup de temps pour me définir en ces termes. Je crois que ma résistance à assumer une telle désignation provenait de l'immense poids attaché au titre de philosophe. Ça me semblait ridicule qu'une personne se présentait ainsi, dans la mesure où c’est un acte qui donne l'impression de prétendre appartenir à une caste spéciale, composée d'individus dotés d'une profondeur intellectuelle supérieure. Comme l'a résumé Kwame Appiah, la philosophie est « le label au statut le plus élevé dans l'humanisme occidental » (Appiah, 1993), ce qui rendrait pédant qu'une personne se désignait comme philosophe.

Ce genre de prétention de noblesse, même si elle n'est pas intentionnelle, souligne la dérive de la philosophie occidentale. Comme toutes les révolutionnaires victorieuses, elle est rapidement devenue une nouvelle incarnation de l’ennemie qu'elle combattait : la sagesse. Lorsque se dire philosophe devient une façon de se faire remarquer comme sage, c'est que la philosophie a été privée de son contenu original.

Il est risible qu'une personne se présente comme sage ou célèbre puisque ces désignations n'indiquent pas une qualité que lui est propre, comme ce qu'une personne est (comme être une mère ou être une femme) ou ce qu'elle fait (comme être un artiste ou un pompier). La sagesse ou la célébrité sont des attributs qui révèlent la manière dont les autres personnes nous perçoivent. Le label « sage » n'a de sens que comme reconnaissance sociale du savoir d'un individu et, par conséquent, c'est un titre de prestige qui ne peut être attribué que par la collectivité elle-même. Lorsque Socrate s'est entendu dire qu'il était sage, il a bien sûr compris que cette désignation constituait un piège pour lui. Selon Paul Silbert, il aurait pensé ainsi :

Il n’y a pas de problème que d’autres personnes m'appellent sage parce qu'elles reconnaissent mes connaissances ou ma prudence ! Elles arrivent à appeler sages des gens qui savent encore moins que moi ! Mais, il serait inadmissible que je me dise sage, car chacun de nous est un mauvais juge de ses propres mérites. Si je prends une désignation qui traite de ma relation avec la sagesse, elle doit se référer à quelque chose que je suis et fais vraiment : je suis une personne qui souhaite savoir, qui apprécie la connaissance. Cependant, ça serait ridicule que je prétendais posséder la vérité, comme si la vérité était une bouteille de vin ou un cheval. (Silbert, 1998)

Cette prise de conscience a amené Socrate à développer le curieux titre de « philosophe » : une désignation qu'il pouvait s'attribuer sans devenir risible. Grâce à cette ruse, Socrate a échappé à la ridicule de la prétention de sagesse, ainsi qu'à son emprisonnement implicite dans un rôle social qui, pour être préservé, demande au sage de s'efforcer constamment à se maintenir en tant que porte-parole des discours qui correspondent à sa communauté.

Malgré ce début autocritique et prometteur, les héritiers de la tradition socratique ont rapidement commencé à revendiquer la place sociale du sage, avec sa capacité particulière à distinguer la vérité de ses divers simulacres. L'idée que le philosophe est capable d'une connaissance objectivement vraie a dénaturé le sens originel du mot philosophie, en le convertissant dans un type spécifique de savoir institutionnalisé.

Seule l’inconsciente reconnaissance de cette équivalence entre philosophie et sagesse explique la réticence que j'ai eue à me qualifier de philosophe, même après avoir osé écrire un livre dans lequel je traite de nos modes de connaissance, un thème qui a toujours été « matière à philosophie » (Barros, 2010a). J'avais ainsi commencé le brouillon de ce livre-là :

Je ne suis pas un philosophe. En fait, je ne pense même pas que le titre de philosophe ait une signification pertinente, car il donne l'impression qu'il existe un certain groupe de personnes qui produisent ce que nous appelons ordinairement la philosophie.

La sincère fausseté contenue dans la première phrase souligne qu'il faut toujours douter des philosophes, comme des poètes. Le philosophe « est un prétendant, qui prétend si complètement » (Pessoa, 1990), qu'il en vient à être convaincu que les choses qu'il souhaiterait dire sont vraies. La convergence des sensibilités philosophiques et artistiques était rarement reconnue par les philosophes, à tel point que Platon a tenté d'exclure les poètes de sa République (Platon, 2016), afin qu'ils ne défendent pas publiquement des thèses aussi dangereuses que le principe pédagogique fondamental de Manoel de Barros : « désapprendre huit heures par jour enseigne des principes » (Barros, 2010b).

Le statut distingué des philosophes dépend de la croyance sociale selon laquelle il existe un ordre immanent des choses, qui doit être dévoilé par l'intelligence particulière de ces créatures réfléchies et profondes. Mais, les poètes n'ont jamais pris les philosophes au sérieux, et le portrait sarcastique d'Aristophane décrivant Socrate comme une personne qui vivait dans les nuages est classique. Les artistes ont fait comprendre que la post-sagesse des philosophes a toujours été porteuse de quelque chose de risible, car la philosophie doit porter une sobriété, une gravité et une assurance sur des affirmations douteuses que personne ne peut revendiquer sans paraître ridicule.

Les personnes qui ont eu la joie de lire Milan Kundera ont certainement pensé à ses livres lorsqu'elles ont vu les mots « poids » et « risible » utilisés dans le même texte. Kundera a écrit des romans dans lesquels il a longuement décrit la nature perturbatrice de diverses formes d'humour et il a aussi exploré les tensions entre la lourdeur et la légèreté. Je ne peux pas envisager de prendre au sérieux une réflexion philosophique contemporaine menée par une personne qui n'a pas lu L'insoutenable légèreté de l'être (Kundera, 1985) ou Le livre du rire et de l'oubli (Kundera, 1987). Évidemment, dans ma cité idéale, les artistes occuperaient une place de choix, au lieu d'être relégués dans un silence obséquieux.

Comme il était prévisible, la stratégie platonicienne n'a pas fonctionné. Nous continuons ainsi à insister pour placer les poètes et les philosophes côte à côte, reconnaissant que les deux sont impliqués dans une « didactique de l'invention » (Barros, 2010b), visant à créer des discours capables de mobiliser la sensibilité de leurs concitoyens. Cette reconnaissance m'a fait considérer qu'il était plus approprié de défendre explicitement que les personnes qui écrivent des livres sur la philosophie devraient être qualifiées de philosophes, mais en soulignant que cela n'implique pas de reconnaître leur appartenance à une aristocratie de la pensée. Je devrais pouvoir me reconnaître philosophe avec la même tranquillité démocratique qui accompagne mon identification en tant qu'enseignant, brésilien et lecteur de Kundera.

2. Philosophie et politique

Jusqu'ici, l'objectif de ce texte a été de dégonfler la notion de philosophie, en essayant de lui retirer la croûte de sagesse qui s'est accumulée sur le mot au fil du temps. Les philosophes ont prétendu ne pas être sages, puis ils ont essayé d'assumer la fonction sociale dont ils rêvaient : être les gardiens du vrai sens des choses. La cause de cette imposture ne fut pas la mauvaise foi des philosophes, qui n'ont cessé de rechercher la vérité avec les meilleures intentions, c'est-à-dire avec le désir sincère de dévoiler le sens profond des choses (Pessoa, 1990). Ce qui a conduit les philosophes à suivre ce chemin tortueux est précisément la conviction inébranlable de l’existence d’un sens intime des choses qu’ils peuvent découvrir par l’usage individuel de la raison.

Ce n'est qu'au XIXᵉ siècle que l'on a commencé à douter sérieusement de l'existence d'un ordre de valeurs intrinsèque à la nature. Depuis, nous avons progressivement pris conscience que l'histoire humaine n'est pas un processus par lequel nos essences se réalisent dans le monde, mais un très long processus par lequel nous construisons et développons nos univers symboliques.

La conscience historique détrône la vieille prétention philosophique de trouver les essences immuables d'une nature éternelle. L'historicisme du XIXᵉ siècle rend ridicules les prétentions de la philosophie grecque et nous permet ainsi d'inventer un nouveau sens à la notion même de philosophie, que nous pouvons décrire comme une forme spécifique de travail intellectuel.

Cependant, prenons soin que le dégonflement du poids du mot « philosophie  » ne nous conduise pas à une dissolution complète de ce concept, qui pourrait nous amener à considérer toutes les personnes comme des philosophes, car chacun d'entre nous a sa « philosophie de vie ». Ce serait aussi erroné que de considérer que les avocats sont des écrivains parce qu'ils passent leur vie à rédiger des pétitions et des appels. La seule capacité à produire des textes écrits ne permet pas de qualifier une personne d'écrivain.

Nous racontons tous des histoires, mais cela ne nous fait pas d'historiens. Certains d'entre nous cherchent à comprendre comment certains événements se sont produits, mais cela ne nous fait pas d'historiens non plus. Ces activités seulement révèlent que l'on s’intéresse à l'histoire, et c'est la reconnaissance d'un intérêt au savoir qui était contenue dans la formulation socratique du terme philo+sophia, qu’il utilisait pour désigner un intérêt particulier pour la vraie connaissance.

Je chante parfois avec ma famille et mes amis. J'ai aussi pu jouer du tambourin dans le groupe Samba do Peleja, mais cela ne fait pas de moi un musicien. Nous réservons le nom d'historien et de musicien à ceux qui produisent des récits historiques ou des discours musicaux avec compétence et constance.

L'activité que j'exerce le plus régulièrement est celle d'enseignant. L'enseignement n'implique pas la production de discours strictement philosophiques, mais de textes pédagogiques, visant à faciliter la compréhension des structures conceptuelles qui imprègnent les différents discours que mes lecteurs rencontrent au cours de leur vie. Un professeur de philosophie n'est pas nécessairement un philosophe, mais un cartographe qui trace des schémas de pensée, dans le but d'aider ses lecteurs et auditeurs à mieux comprendre ce que nous faisons réellement lorsque nous essayons d'expliquer le monde.

Il n'est pas rare que les professeurs de philosophie contribuent efficacement au champ philosophique, en développant une lecture particulière de la réalité qui leur permet de se qualifier également de philosophes. Cependant, la philosophie n'est pas le fruit du travail des professeurs de philosophie, ainsi que la langue n’est le résultat du travail des linguistes. Les linguistes sont des spécialistes qui décrivent la manière dont les êtres humains communiquent au moyen de codes linguistiques. Ils produisent la linguistique, pas des langues.

Bien avant l'existence des linguistes, il y avait de multiples langues, parlées par des milliers de personnes et constituées par l'effort commun de créer des modes de compréhension mutuelle. Avant qu'il y eût des langues, il y avait des langages plus simples : picturaux, gestuels, sonores. Tout a toujours un avant et les choses qui n'ont pas d'avant sont des mystères qui défient notre compréhension. Laissons les mystères pour plus tard. Tenons-nous au fait que nos capacités (linguistiques, sociales, argumentatives) précèdent historiquement l'existence des discours qui tentent de les analyser et de découvrir leurs règles implicites.

Bien avant l’avènement des philosophes, il y avait des discours structurés à partir de catégories complexes, des ensembles de récits qui tentaient de convertir le monde dans un lieu compréhensible. Avant que les philosophies aient été développées, il y avait déjà cette posture que l'on a appelée « herméneutique » : observer la réalité comme si elle portait un sens à découvrir. Il n’importe pas si ce sens existe objectivement, puisque notre recherche pour les sens intime des choses nous conduit à « découvrir » des sens partout.

Nous ne comprenons pas que les choses qui ont un sens. Par conséquent, en essayant de comprendre le monde, nous supposons que nous pouvons découvrir au plus profonde de la réalité un sens intrinsèque, qui n'existe pas, mais que nous produisons dans la mesure où nous le cherchons. Il n'est pas nécessaire que les choses aient une signification pour que nous essayions de les interpréter : notre regard peut reconnaître dans un nuage la forme d'un dragon ou d'un éléphant, mais le dragon et l'éléphant sont des schémas qui se trouvent dans notre esprit, et non dans les nuages eux-mêmes.

Comme l'a dit Carlos Nejar, « la raison que vous ne me donnez pas, je la crée » (Nejar, 2003), et nous inventons ainsi de multiples univers symboliques qui peuplent le monde des sens, des valeurs, des droits naturels et des significations objectives. C'est nous (observateurs, lecteurs, interprètes) qui établissons des relations de similitude, de conséquence ou de finalité, grâce auxquelles nous pouvons réduire la complexité du monde à certains schémas récurrents, en élaborant des modèles explicatifs capables de donner un sens unifié à une multiplicité d'objets et d'événements.

Notre regard herméneutique observe les phénomènes et les objects du monde comme s’ils n’étaient pas des évènements physiques dotés d’existence, mais comme s’ils étaient des éléments d’un ordre significatif qui peut être interprété. La philosophie adopte cette approche à la mesure que les philosophes se consacrent à l’investigation de cet ordre immanent qui définit les sens de toutes les choses particulières : ses fonctions, ses essences, ses finalités, ses formes, ses attributs.

Cependant, soulignons que le philosophe n’est pas seul dans ce défi interprétatif du monde, qui est aussi relevé par des artistes, des prophètes et des politiciens, d’entre autres acteurs sociaux. Ainsi, les catégories qu’une culture développe pour comprendre la réalité ne sont pas contenues uniquement dans les livres de philosophie. Par exemple, c'est du poète Fernando Pessoa que j'ai appris que les philosophes sont malades des yeux parce qu'ils ne voient pas le monde tel qu'il est, mais attribuent des sens à des choses qui n'ont ni valeur ni signification, mais uniquement existence.

Les modèles de compréhension du monde ne sont pas des philosophies. Ce sont les cultures, ces univers créés par la sédimentation de multiples strates historiques, au sein desquels chaque individu est immergé depuis sa naissance. Aucun d'entre nous ne crée la culture, car elle émerge au terme d'un long processus de décantation, dans lequel se croisent les perceptions d'innombrables personnes, chacune d'entre elles étant mue par le singulier désir humain d'ordre : nous observons le monde comme s'il avait un ordre intrinsèque et, de manière prévisible, nous produisons de multiples descriptions de cet ordre.

Une réalité ordonnée est un lieu habitable, dans lequel nous pouvons naviguer de manière plus prévisible et plus sûre. Notre cerveau est une machine à produire de l'ordre, à créer des schémas qui nous permettent de nous comporter d'une manière adaptée au monde, même si nous ne disposons que de peu d'informations fragmentaires. Un ordre inventé calme nos angoisses et permet l'établissement de relations sociales symboliquement structurées, constituant un artefact culturel qui nous a permis de vivre dans des groupes de centaines de milliers de personnes.

Un libre de philosophie doit provoquer les lecteurs à réfléchir à propos des ensembles de catégories (anciennes, modernes, postmodernes, etc.) qui les sociétés (et non seuls les philosophes) ont produit dans ses tentatives de comprendre la réalité. Les sciences sociales peuvent se limiter à décrire et à classifier ces modèles parce qu'elles ont le défi d'expliquer l’organisation, y compris symbolique, des sociétés. Toutefois, l’objective de la philosophie n’est pas de simplement comprendre, mais de réfléchir critiquement à propos des catégories qui constituent ces univers symboliques.

Dans beaucoup de sociétés, la philosophie n’est pas absente : elle est interdite, dans la mesure dont ce n’est pas légitime la mise en question des valeurs et des croyances hégémoniques. Dans des cultures dotées des valeurs très stratifiées, le questionnement de certaines vérités fondamentaux est interprété comme quelque chose entre l’indignité et la sottise. Nos sociétés démocratiques contemporaines, par exemple, offrent peu d’espace pour une discussion à propos de la légitimité de l’esclavage ou de la soumission des femmes à ses maris.

La philosophie n’est pas la simple contestation de ces valeurs fondamentales puisque la validité d'un ordre peut être questionnée aussi d’une manière critique que d'une façon dogmatique. C'est commun que des prophètes contestent une tradition à partir de l'affirmation d'un système alternatif de croyances, mais il n'y a point de philosophie dans un conflit d'idéologies opposées. L’analyse philosophique a lieu où l'on peut observer des divergences à propos de la vérité et de la validité comme des disputes argumentatives qui peuvent être analysés d’une façon discursive. La philosophie exige que l'on observe les dialogues sociaux comme des discours dont la cohérence et la correspondance à la réalité peuvent légitimement être évalués.

Bien qui certaines philosophes croient sincèrement pouvoir accéder rationnellement à la vérité objective du monde, ils sont normalement inscrits dans des cultures dont il est importante l’argumentation basée dans une conformité entre les structures sociales et un ordre naturel immanent. Les philosophes font partie de ses cultures et, donc, ils argumentent à partir des critères discursifs partagés par ses contemporains. Ce fait souligne que la philosophie, comme la politique, est une activité liée au présent, parce qu’elle fait partie des éléments sociaux qui déterminent la capacité d’une culture de modifier ses propres univers symboliques.

Une formation philosophique demande toujours qui les personnes developpent la capacité de comprendre ainsi que d'évaluer les modèles descriptifs et explicatifs qu’organisent les interactions sociales dans une société présente. Il n'existe pas que de philosophie contemporaine. Étudions les modèles antiques, mas dans la mesure où cette connaissance nous permet de comprendre mieux les structures symboliques dont nous sommes actuellement immergés.

Les premiers ordres que les êtres humains ont créés sont des mécanismes très efficaces pour transmettre certains modes de comportement entre les générations. D'une certaine manière, ce sont des mécanismes trop efficaces, car ils parviennent à stabiliser certaines formes d'interaction sociale si rigidement qu'elles deviennent un obstacle : lorsque l'environnement change, et que nos croyances religieuses génèrent des comportements inadaptés, comment est-il possible de transformer les ordres sociaux ?

Les sociétés qui ont survécu durant les 10 000 dernières années ne sont pas celles qui se sont avérées les plus rigides. En effet, une trop grande orthodoxie entrave les processus de transformation qui permettent aux sociétés de répondre aux changements environnementaux et de s'y adapter. Tout au long de l'Holocène, nos groupes sociaux ont développé certains éléments qui ont accéléré les processus de mutation, servant de filtres grâce auxquels nous définissons quels aspects de la culture seront maintenus et quels éléments devront être transformés.

Dans la sphère des relations sociales, ce filtre des transformations est le gouvernement : nous avons inventé que les décisions d'un groupe de personnes engagent l'ensemble de la société, ce qui permet des transformations sociales plus rapides, motivées par des raisons de nature stratégique. Dans nos univers symboliques, la création d'un gouvernement est impossible, car personne ne décide de ses propres valeurs, convictions et significations. La transformation de cet ordre symbolique ne se fait pas par une décision, mais par des processus argumentatifs qui accentuent les incongruités de nos manières de voir le monde et nous incitent à les réorganiser selon de nouveaux schémas. Ce qui reste donc aux philosophes est de parler à ses contemporains, en croyant que nos convictions peuvent être transformées au cours des interactions linguistiques, y compris les discours philosophiques.

Cette dynamique transformatrice n'est pas l'apanage de la philosophie. Les prophètes sont des figures qui modifient les ordres religieux, favorisant les ruptures. L'art modifie nos façons de décrire la réalité, en proposant des récits et des représentations innovants. La philosophie fait partie de ce processus, mais son activité est centrée sur la révision explicite de nos concepts : c'est un discours qui thématise directement les récits par lesquels on explique le monde, en se demandant s'il faut les maintenir ou les transformer.

3. La réflexivité philosophique

Beaucoup de personnes que nous considérons comme des philosophes ne sont que des érudits, c'est-à-dire, des individus qui ont étudié des textes philosophiques sans jamais vraiment se consacrer à une réévaluation de leurs propres idées. Les professeurs de philosophie eux-mêmes sont souvent plus dévoués à la compilation des théories d'auteurs de renom qu'à la réflexion sur les conceptions qu'ils adoptent et enseignent.

Un personnage encore plus triste est le philosophe orthodoxe qui se consacre à convertir les autres aux convictions que le semblent tellement objectives et rationnelles. Il ne perçoit pas qui nous ne pouvons changer nos croyances que de l'intérieur, ce qu'implique que la philosophie doit être un dialogue horizontal, et non un prêche missionnaire. À propos de l'un de ces pseudo-philosophes, Mítia Karamázov a fait un pertinent commentaire : «  Les Karamázov ne sont pas des
misérables, ce sont des philosophes, comme tous les vrais Russes ; mais toi, malgré ton savoir, tu n’es pas un philosophe, tu n’es qu’un manant. » (1923).

Même si la philosophie se présente souvent comme une pure connaissance, c'est une caractérisation trompeuse, car la question de la philosophie est toujours celle de guider une action : quelles idées devons-nous abandonner et quelles autres idées devons-nous incorporer dans nos descriptions du monde ? La citation favorite de Miroslav Milovic, mon grand professeur de philosophie, était la dernière thèse de Marx sur Feuerbach : « les philosophes se sont limités à interpréter le monde de diverses manières ; mais ce qui importe, c'est de le transformer » (Marx 1982).

Sous prétexte de comprendre comment le monde est vraiment structuré, la philosophie forge de nouvelles façons de décrire la réalité, qui modifient nos perceptions et, par conséquent, nos manières d'agir. Cette vocation pratique, tant soulignée par Miro, fait de la philosophie une activité hautement contextuelle : nous ne pouvons pas réfléchir qu'à partir de notre propre vision du monde.

Dans Les Villes Invisibles, Marco Polo parle à Kublai Khan de plusieurs villes de son vaste empire. Pourtant, un jour, le souverain lui fait remarquer qu'il ne parle jamais d'une ville : Venise, le lieu de naissance du fameux marchand. Marco a souri et a répondu : « Et de laquelle pensais-tu que je parlais ? [...] Chaque fois que je décris une ville, je parle toujours de Venise. [...] » (Calvino 1990). C'est ce que nous faisons toujours, en parlant du monde à partir de notre perspective particulière, dérivé de l'interaction de notre personnalité avec les diverses réalités qui nous ont interpellés tout au long de notre vie.

Je suis né dans un monde sans internet. J'ai grandi dans une société où les téléphones portables étaient considérés comme quelque chose d'aussi lointain que le voyage interstellaire. Je suis devenu un adulte immergé dans des relations sociales qui se déroulaient sans WhatsApp, sans Instagram, sans Facebook, sans Tinder : dans l'absence de ces plateformes de communication immédiate sur lesquelles fonctionnent de nombreuses interactions sociales contemporaines. Si j'ai de la chance, je serai encore témoin des catastrophes environnementales découlant du changement climatique et des secousses que l'intelligence artificielle provoquera sur le monde du travail.

Avec un peu de chance, ces mêmes choses seront également vues par mon père, qui, enfant, voyageait à cheval pour passer des vacances chez mon arrière-grand-père, dans l'intérieur du Brésil. Mon père est né en 1951, une époque où les États-Unis pratiquaient encore la ségrégation dans les écoles (Brown v. Board of Education date de 1954) ; il y avait plus de 20 colonies européennes en Afrique ; les femmes mariées au Brésil ne pouvaient exercer une profession qu'avec l'autorisation préalable de leurs maris (le statut des femmes mariées, qui change cette situation, date de 1962) et l'homosexualité était un crime en Angleterre (la loi sur les délits sexuels de 1967, qui légalise les relations homosexuelles entre personnes de plus de 21 ans).

C'est dans ce monde si différent du nôtre que la plupart des ministres actuels de la Cour Suprême du Brésil est né et éduqué. Ces juristes socialisés dans un contexte social aussi divers ont développé des valeurs et des sensibilités adaptées à l'environnement dans lequel ils étaient insérés 50 ans auparavant. Néanmoins, ils doivent juger des questions qui remettent souvent en cause ces valeurs et vont au-delà des concepts dont ils se sont habitués à observer la réalité.

Ce rythme vertigineux de changement signifie souvent que la sensibilité d'une personne est assez éloignée des perceptions typiques d'une génération plus ancienne ou plus jeune. Ces différences nous intéressent puisque la philosophie se développe, à chaque instant, en discutant les limites des perceptions sociales hégémoniques.

La philosophie est utile lorsqu'elle nous affronte, lorsqu'elle explore les tensions internes qui existent dans nos visions du monde. Chacun entre nous possède une sensibilité construite à partir de facteurs hétérogènes, qui ne forment pas un système unifié, mais plutôt une mosaïque débordant d'incongruités qui passent inaperçues parce que chaque pièce de cet ensemble nous est familière. L'étude de la philosophie tend à nous faire plus conscients de ces paradoxes, à nous rendre compte qu'il existe des fractures dans nos modèles explicatifs, que les concepts que nous utilisons sont vagues, que notre indignation morale est sélective, que nous croyons à des faits déformés et que chacun se croit plus juste et plus objectif qu'il ne l'est.

Ces incongruités ne sont pas l'objet exclusif de la philosophie : les artistes, les psychologues et les religieux s'en occupent, chacun à sa manière. Les philosophes traitent généralement ces questions sur la base d'une analyse des concepts : nous observons les répertoires conceptuels que nous avons reçus des générations précédentes (la tradition, au sens le plus littéral de ce qui est transmis) et évaluons dans quelle mesure ces modèles explicatifs sont adéquats au contexte actuel.

Il se trouve que ces critères d'analyse sont très disparates : chaque perspective philosophique a ses normes et elles ne sont pas compatibles entre elles. Malgré toute cette disparité, ou plutôt, précisément à cause de toute cette disparité, il est important que chacun d'entre vous identifie les modèles explicatifs que vous avez tendance à utiliser, et prenne conscience du potentiel et des limites de ces répertoires conceptuels.

L'exercice de cette réflexivité est la philosophie elle-même, qui va jusqu'à remettre en question les vérités qui nous sont les plus chères. Ce n'est pas une activité monopolisée par les auteurs de livres de philosophie, ni par les professeurs de philosophie, et encore moins par les diplômés de philosophie. Ce ne sont pas les linguistes qui produisent la langue et, de même que les idiomes sont le fruit de l'action coordonnée de tous les locuteurs, la philosophie est le fruit du dialogue de toutes les personnes qui participent à ce type de réflexion, qui a un caractère transformateur sur les prétendues vérités qui constituent le sens commun.

4. L'actualité potentielle de la philosophie

Est-ce que le discours philosophique est capable d'offrir des contributions pertinentes à la définition collective sur le maintien, la transformation ou le rejet des catégories linguistiques à partir desquelles nous construisons nos univers symboliques ?

Durant derniers siècles, on a consolidé l'idée que les choix politiques et individuels doivent être guidés par une connaissance objective et rigoureuse des faits, qui ne nous est pas donnée par la philosophie, mais par la science. Dans un environnement polarisé, tel que celui dans lequel nous vivons aujourd'hui, la philosophie tend à être perçue comme non pertinente, car remettre en question les vérités qui devraient être respectées est une attitude perçue comme subversive et inutile. Subversif parce qu'il pose des questions qui auraient dû être réduites au silence. Inutile parce qu'il semble peu probable que les individus modifient leur position par un exercice de réflexion.

En ces temps postmodernes, il est devenu courant de dénoncer les limites des croyances sociales de nos adversaires : d'un côté comme de l'autre de la scène politique, on prétend que ses adversaires vivent dans une grotte, incapables qu'ils sont de percevoir la vraie réalité des choses. Cependant, au lieu d'offrir une voie réflexive et dialogique qui puisse corriger les perceptions erronées, ce diagnostic conduit à une disqualification des opposants qui justifie l'utilisation de stratégies d'imposition des valeurs qu'ils paraissent incapables de reconnaître de manière autonome.

­ Cette position missionnaire de la modernité se rapproche de la sensibilité dont Thomas d'Aquin fait preuve dans la Summa contra Gentiles, dans laquelle il cherche à démontrer que certains éléments du christianisme peuvent être justifiés directement par la raison, sans avoir besoin d'arguments fondés sur la révélation biblique (Davies 2016). Pour cette raison, les juifs, les musulmans et les autres peuples de culture non chrétienne commettraient objectivement une erreur en ne reconnaissant pas les vérités chrétiennes démontrables par la raison naturelle, que tous les êtres humains partagent.

Les peuples non européens étant incapables de reconnaître de manière autonome les vérités objectives et les valeurs fondées sur la rationalité universelle des Européens, il était légitime que les colonisateurs tiennent le rôle de tuteurs auprès de ces populations incultes, qui avaient besoin d'être guidées pour adopter des formes civilisées d'organisation sociale, politique et morale. Dans les affrontements typiquement modernes, la critique des positions traditionnelles s'est faite à travers une posture cognitiviste, qui présupposait l'existence d'une vérité objective au-delà des croyances traditionnelles, qui pourrait être atteinte par l'exercice de la réflexion rationnelle.

La modernité européenne, fondée sur l'idée que les structures sociales développées en Europe étaient les conséquences naturelles de la rationalité humaine, a eu pour développement prévisible un mouvement colonial par lequel ces vérités ont été légitimement imposées à d'autres populations, puisque la colonisation était perçue (par les colonisateurs, bien sûr) comme un mouvement civilisateur et émancipateur.

À la fin du XIXᵉ siècle, des philosophes comme Nietzsche se sont rendu compte que les philosophes modernes soulignaient l'historicité des perspectives traditionnelles, sans s'apercevoir de l'historicité de leurs propres concepts (Nietzsche 2006). Au début du vingtième siècle, cette conscience historique radicalisée s'est concrétisée dans la reconnaissance d'Hans Kelsen qu'un tel affrontement devait être perçu comme une compétition entre diverses versions du jusnaturalisme, défendues par des personnes pleinement convaincues de la validité objective de leurs valeurs religieuses, libérales ou socialistes (Kelsen 1992).

Le relativisme axiologique de Kelsen a été mal accueilli tant à gauche comme à droite. Au milieu du XXᵉ siècle, ce que le bon sens exigeait des juristes n'était pas la reconnaissance critique du fait que tout système de gouvernement implique l'imposition violente de certaines valeurs. C'était l'adhésion à la thèse selon laquelle certaines valeurs doivent être perçues comme objectivement valables, ce qui justifierait leur imposition par l'État, y compris par moyen des décisions judiciaires.

À travers de l'idéologie du constitutionnalisme libéral, le XXᵉ siècle a connu un élargissement de la liste des droits fondamentaux : égalité raciale, égalité des sexes, liberté d'orientation sexuelle, droits environnementaux, etc. Ces droits ont été lus dans une perspective jusnaturaliste qui ne les considère comme des conséquences historiques de transformations sociales contingentes, mais comme des résultats nécessaires du progrès de notre connaissance à propos d'une nature humaine éternelle et immuable.

Dans le contexte missionnaire de la modernité, toute théorie dialogique n'est plus qu'un simulacre, une fois qu'il s'agite d'un pseudo-dialogue qui n'opère pas une vraie aperture, mais qui sert à la justification de l'imposition, y inclus violente, d'un concept de bien. Le colonialisme et la colonialité (Quijano 2011) ne sont pas les rejetons d'une modernité déformée, mas des réalisations du projet politique moderne. La polarisation contemporaine est le résultat prévisible des modèles politiques engagés dans un système particulier de valeur dont l'imposition implique la confrontation et non le dialogue.

Au Brésil, comme aux États-Unis, la naturalisation des discours constitutionnalistes libéraux ont suscité une importante réaction des groupes sociaux conservateurs, qui ont interprété diverses décisions juridiques et politiques comme des attaques directes contre l'ordre naturel. Ce conflit de visions a été qualifié pour des penseurs conservateurs comme une « guerre culturelle » qui compromettait les principes fondamentaux de la culture occidentale (Castro, 2017).

Cet affrontement entre un libéralisme progressiste et un conservatisme religieux a conduit ceux pays à une espèce de dégradation de la politique, puisque les deux champs combattants se comprennent comme les défenseurs des valeurs naturelles, des institutions légitimes et de la véritable interprétation des normes. Ce processus de polarisation compromet la capacité de la politique servir comme arène de confrontation légitime entre des positions divergentes. Lorsque le conflit est compris comme un affrontement de visions du monde inconciliables, la vieille figure de la guerre juste refait surface : l'idée que nous sommes du bon côté de l'histoire et que, par conséquent, nous avons l'obligation morale de vaincre nos ennemis et leur imposer la vérité objective qui nous inspire. Que ce soit à gauche ou à droite, les juristes non critiques d'hier et d'aujourd'hui convergent dans leur capacité à inventer des théories miraculeuses qui, curieusement, finissent par présenter le rôle du droit comme la concrétisation de leurs propres agendas politiques.

Lorsque la différence peut simplement être effacée de l'agora virtuelle des réseaux sociaux informatiques, quel sens y a-t-il à reprendre l'ancienne tradition philosophique du dialogue et de l'argumentation comme des moyens de traiter les questions humaines les plus controversées ? Lorsque nous pouvons voter pour des candidats auxquels nous nous identifions et qui mobilisent nos affections, quel sens y a-t-il à discuter publiquement des politiques publiques ? Notre forme politique est une ritualisation de la guerre, qui permet d'imposer les valeurs de la majorité à une minorité qui aspire à devenir la majorité, dans le cadre de nouvelles élections.

Le conflit ritualisé me semble effectivement préférable à une guerre, comme celle qui se déroule aujourd'hui au Yémen, en Syrie et en Ukraine. Mais, peut-être, nous devrions écouter plus attentivement les avertissements d'Hobbes, pour qui ce type d'ajustement ritualisé entretiendrait des tensions sociales qui nous conduiraient fatalement à la guerre civile (Hobbes 2014). Si la thérapeutique hobbesienne du gouvernement souverain nous semble un cauchemar, il convient d'être sensible au fait qu'un gouvernement polyarchique (Dahl 2005) est une configuration hautement instable : il nous faut beaucoup de prudence et de sensibilité pour éviter que des désaccords insolubles ne nous conduisent à une imposition autoritaire du bien.

Dans le contexte actuel de polarisation et de fermeture des bulles, les perspectives théoriques qui décrivent la société en termes de prise de décision rationnelle éclairée par le libre discours perdent de leur attrait. Toutefois, les théories agonistiques, qui traitent les interactions sociales en termes de pouvoir, d'imposition et de conquête, gagnent en espace. À la place de l'universalisme des Lumières, nous voyons une série de néotribalismes (Maffesoli 1996), qui remettent en question notre habilité à établir une société capable d'articuler les différences entre ses divers groupes.

Lorsque la question de la vérité semble définie par des critères d'identité politique, quelle place peut avoir la philosophie ? La même vieille place, qu'elle occupe depuis les Grecs : un espace dans lequel chaque individu peut articuler des doutes sur les croyances sacrées d'une société. Les sociétés anciennes manquaient d'ouverture pour cette dimension autocritique, dans laquelle les éléments sacrés pouvaient être thématisés directement, en termes argumentatifs. Concernant les valeurs sociales fondamentales, ce que l'on attend des citoyens est le respect et la révérence. Face à cette situation, la philosophie a toujours été perçue comme une forme d'imposture hérétique.

La philosophie concerne un exercice critique sur les concepts dominants dans une société. Dans cette mesure, elle contribue à différentier les conceptions que nous devons renforcer desquelles nous devons abandonner. Mais, à quoi bon se livrer à ce genre d'exercice, qui viole le principe selon lequel on ne change pas une équipe qui gagne ? Il semble commode et démocratique de reconnaître qu'une idée qui a obtenu un large assentiment doit être respectée, que ce soit parce qu'elle fait partie d'une tradition vénérable (pour les conservateurs) ou parce qu'elle représente l'expression majoritaire d'une collectivité (pour les libéraux).

Pourquoi devrions-nous permettre que les valeurs qui nous sont les plus chères soient remises en question ? Pour certains, ces valeurs à protéger sont les différences naturelles entre les hommes et les femmes, ainsi que les valeurs religieuses. Pour d'autres, l'égalité des sexes et la liberté d'orientation sexuelle doivent être protégés contre les critiques sociaux qui las remettent en cause. Pour d'autres encore, les valeurs fondamentales sont la répartition juste des revenus et la garantie de niveaux minimaux d'accès à la santé, au logement et à l'éducation.

Le problème est que nous désirons des choses très étranges lorsque nous souhaitons que des valeurs aussi disparates et contradictoires soient respectées simultanément. La solution moderne a toujours été de pousser cette diversité radicale sous le tapis, en fixant un certain nombre de directives politiques qui seraient objectivement correctes et, par conséquent, politiquement applicables. Seule l'intégration de différences conciliables est possible. Il est permis d'être catholique ou protestant, pour autant que chacun professe un monothéisme d'origine juive. On peut avoir des idées exotiques, dès qu'elles restent dans l'orbite privée et ne causent pas de bouleversement public.

En bref, il est permis de remettre en question la tradition, mais pas au point de la briser. L'expérience suggère que le moyen le plus efficace d'agir individuellement ou collectivement est d'évaluer les exemples de réussite et d'imiter le comportement des individus ou des collectivités qui se distinguent. Suivre la tradition est une façon d'apprendre des erreurs des autres, ce qui semble en fait une stratégie très raisonnable.

En réalité, les stratégies d'imitation sont essentielles pour que certains traits culturels adaptatifs perdurent au sein d'une culture. La mentalité conservatrice de la plupart des personnes semble convergente au besoin de produire des collectivités harmonieuses, guidées par des cultures stables. Les principes de sécurité juridique et de prévisibilité judiciaire sont centrales pour les approches libérales. Cependant, nous vivons dans des sociétés dynamiques, immergées dans des contextes complexes dont les changements constants tendent à compromettre l'efficacité des approches consolidées et des connaissances de bon sens.

Nous avons même des doutes croissants sur l'idée que les sociétés pourraient être stabilisées en organisant des élections périodiques dans lesquelles l'attente d'un succès potentiel rendrait stratégiquement plus avantageux pour les différentes factions de se soumettre à la guerre ritualisée par le suffrage. La récession démocratique que de nombreux pays ont connue, y compris du Brésil et des États-Unis, suggère que certains groupes sociaux comprennent qu'ils ont plus de chance de succès politique par moyen d'une escalade autoritaire que par biais d'une stratégie institutionnelle. Lorsque nous avons des doutes sur la solidité d'éléments aussi fondamentaux de nos organisations sociales, c'est amplifié la pertinence de l'exercice de réflexion critique sur nos façons de voir et d'évaluer le monde qui nous appelons typiquement de philosophie.

Philosophie, droit et langage